Quand l'entraînement excentrique défie le dogme de la spécificité de l'entraînement

Oct 28 / Arnaud BRUCHARD
Une remise en question du principe de spécificité ?

Le principe de spécificité dans l'entraînement de la force est un concept bien établi dans la littérature. Il suggère que les plus grands changements de force se produisent lorsque l'entraînement ressemble au test de force spécifique utilisé, comme le test de 1 répétition maximale (1RM) évaluant la force concentrique maximale. Selon ce principe, les individus ayant suivi un entraînement concentrique devraient donc avoir un avantage lors du test 1RM concentrique par rapport à ceux ayant suivi un entraînement excentrique.

Cependant, certaines observations intrigantes remettent-elles en question ce dogme bien ancré ? En effet, plusieurs études ont montré que l'entraînement excentrique seul entraînait des augmentations similaires de la force concentrique maximale par rapport à l'entraînement concentrique seul. Par exemple, les travaux de Ben-Sira et al. (1995) et de Vikne et al. (2006) ont tous deux rapporté des améliorations équivalentes de la force 1RM concentrique entre ces deux groupes d'entraînement.

Comment expliquer que le chargement excentrique dans l'entraînement puisse être aussi bénéfique pour la force concentrique, allant à l'encontre du principe de spécificité ?

Les auteurs de cette étude se sont penchés sur les mécanismes potentiels pouvant rendre compte de ce phénomène surprenant.

Au niveau moléculaire, le modèle à trois filaments de la contraction musculaire (actine, myosine et titine) pourrait fournir des éléments de réponse pour expliquer comment l'entraînement excentrique peut influencer la force concentrique maximale. La titine, en particulier, est considérée comme pouvant participer activement à la génération de force musculaire, en complément des interactions actine-myosine classiques. Ce gigantesque filament protéique joue un rôle essentiel dans le maintien de l'intégrité structurelle des sarcomères et la transmission des forces générées par les ponts actine-myosine (Eckels et al., 2018 ; Rivas-Pardo et al., 2016). Des études menées chez l'animal ont montré que l'entraînement excentrique, comme la course en descente, augmentait la rigidité passive et active des muscles du triceps brachial (Reich et al., 2000 ; Noonan et al., 2020). Ces résultats suggèrent que l'entraînement excentrique pourrait induire une augmentation de la rigidité de la titine au sein des sarcomères. Cette augmentation de la rigidité de la titine avec l'entraînement excentrique pourrait alors contribuer à une meilleure transmission de la force générée par les ponts transversaux actine-myosine pendant les actions excentriques. En d'autres termes, la titine agirait comme un élément de transmission de la force, reliant les filaments contractiles aux structures cytoarchitecturales du muscle (Hessel & Nishikawa, 2017 ; Hahn et al., 2023). Ce renforcement de la transmission de la force au niveau des sarcomères induit par l'entraînement excentrique pourrait ainsi bénéficier à la production de force concentrique maximale, expliquant les gains similaires observés par rapport à l'entraînement concentrique seul. Bien que le rôle causal de l'hypertrophie musculaire dans l'augmentation de la force reste débattu (Buckner et al., 2016 ; Loenneke, 2019), ces adaptations au niveau de la titine pourraient représenter un mécanisme moléculaire clé.


“Cependant, certaines données suggèrent que la différence de changements de force 1RM entre l'entraînement à forte charge et l'entraînement à faible charge peut être largement abolie si le groupe à faible charge est exposé à des tests supplémentaires de force maximale, renforçant le concept de spécificité (c'est-à-dire que le test de force lui-même peut fournir un stimulus d'entraînement pour l'adaptation).”

D'un point de vue neural ?

D'un point de vue neural, l'entraînement excentrique pourrait également induire des adaptations spécifiques qui expliqueraient son impact sur la force concentrique maximale. Plusieurs travaux ont en effet rapporté que l'entraînement excentrique entraînait une augmentation de l'excitabilité corticale et une diminution de l'inhibition spinale (Duclay et al., 2008 ; Tallent et al., 2017).

Au niveau cortical, l'augmentation de l'excitabilité observée lors d'actions excentriques pourrait être une réponse compensatoire à l'inhibition spinale accrue typiquement associée à ce type de contraction (Gruber et al., 2009 ; Duchateau & Enoka, 2016). Cette modulation de l'excitabilité corticale pourrait permettre une meilleure activation volontaire des unités motrices, améliorant ainsi la production de force concentrique maximale. Au niveau spinal, la diminution de l'inhibition présynaptique rapportée après un entraînement excentrique de 7 semaines (Duclay et al., 2008) pourrait également contribuer à une meilleure activation musculaire. Cette réduction de l'inhibition spinale pourrait contrebalancer d'autres signaux inhibiteurs, favorisant in fine une activation musculaire plus efficace lors des actions concentriques. Cependant, il est important de noter que les mécanismes neuronaux exacts responsables de ces gains de force concentrique restent encore à élucider. Certaines études ont en effet montré peu de différences dans le recrutement des unités motrices entre les actions concentriques et excentriques (Stotz & Bawa, 2001 ; Pasquet et al., 2006), remettant en question l'hypothèse d'un recrutement préférentiel des unités motrices à seuil élevé lors des actions excentriques. Des recherches complémentaires sont donc nécessaires pour mieux comprendre les adaptations neurales spécifiques induites par l'entraînement excentrique. Des études utilisant différentes modalités d'exercices excentriques (isotoniques, isocinétiques, etc.) pourraient notamment permettre d'identifier les mécanismes neuronaux clés impliqués dans les gains de force concentrique observés.

D'un point de vue iscocinétique ?

Par ailleurs, la littérature sur l'entraînement isocinétique a également apporté des éclairages intéressants sur l'influence des actions excentriques versus concentriques sur les gains de force. Contrairement à l'entraînement isotonique où la charge est maintenue constante, l'entraînement isocinétique permet de réaliser chaque répétition de manière maximale à une vitesse angulaire donnée. Certaines études ont ainsi montré que l'entraînement excentrique isocinétique entraînait de plus grandes augmentations de la force concentrique maximale que l'entraînement concentrique isocinétique (Farthing & Chilibeck, 2003). Ce résultat suggère que les actions excentriques pourraient avoir une plus grande capacité de transfert pour les adaptations de force, comparées aux actions concentriques. Cependant, lorsque l'intensité (charge relative) et le volume total (nombre de répétitions) étaient équivalents entre l'entraînement concentrique isocinétique et l'entraînement excentrique isocinétique, les gains de force concentrique maximale devenaient similaires entre les deux groupes (Moore et al., 2012). Ces résultats soulèvent la question de l'importance relative de chaque phase d'action (concentrique vs excentrique) dans les adaptations de force.

Il est possible que lorsque les actions concentriques sont couplées aux actions excentriques, l'évaluation de l'importance de chaque type d'action soit contrainte par les propriétés contractiles du muscle durant la phase excentrique. Cela pourrait influencer la fonction contractile subséquente de la phase concentrique, par des phénomènes comme l'augmentation de la force résiduelle ou le cycle étirement-raccourcissement (Seiberl et al., 2015 ; Herzog, 2014). Dès lors, il serait intéressant d'examiner les adaptations de force lorsque l'entraînement se fait de manière isolée, en comparant un groupe concentrique-seulement à un groupe excentrique-seulement. Cela permettrait de mieux cerner le rôle spécifique de chaque type d'action musculaire dans les gains de force maximale.


“Lorsque l'on sépare les actions musculaires en phases concentriques ou excentriques, de multiples études suggèrent que les actions musculaires excentriques possèdent plusieurs propriétés physiologiques distinctes par rapport aux actions concentriques.


En définitive, cette étude remet sérieusement en question le principe de spécificité bien établi dans le domaine de l'entraînement de la force. Selon ce principe, les plus grands changements de force devraient se produire lorsque l'entraînement ressemble au test de force spécifique utilisé, comme le test 1RM concentrique. Cependant, les observations rapportées dans cette étude vont à l'encontre de cette prédiction. Les mécanismes moléculaires et neuronaux identifiés pourraient expliquer pourquoi l'entraînement excentrique a un impact significatif sur la force concentrique maximale, malgré le fait qu'il ne s'agisse pas de l'action spécifiquement entraînée. Au niveau moléculaire, l'augmentation potentielle de la rigidité de la titine avec l'entraînement excentrique pourrait améliorer la transmission de la force générée par les ponts actine-myosine. Sur le plan neural, l'entraînement excentrique semble induire des adaptations spécifiques, comme une augmentation de l'excitabilité corticale et une diminution de l'inhibition spinale, favorisant une meilleure activation musculaire volontaire.

Ces résultats ouvrent la voie à de passionnantes réflexions sur les adaptations neuromusculaires induites par les différents types d'entraînement en résistance. Ils remettent en question certaines idées reçues sur la spécificité de l'entraînement et soulignent la nécessité de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents aux gains de force, au-delà du simple principe de spécificité. Des études complémentaires seront nécessaires pour approfondir notre compréhension de ces phénomènes. Par exemple, il serait intéressant d'examiner l'impact de l'entraînement excentrique lorsque la phase concentrique est déjà maximalement chargée. Cela permettrait d'évaluer si l'action excentrique peut apporter un bénéfice additionnel pour l'amélioration de la force concentrique maximale.


“Bien que la généralité de l'adaptation de la force (c'est-à-dire le changement de force sur une tâche qui n'a pas été entraînée) suive souvent un schéma prévisible où les augmentations de force diminuent à mesure que le test de force s'éloigne du stimulus d'entraînement réel, cela ne semble pas toujours être le cas pour les actions musculaires excentriques.

Les points clés

Cette étude explore comment l'entraînement excentrique remet en question le principe de spécificité, à travers des mécanismes moléculaires et neuronaux potentiels, des observations issues de la littérature isocinétique, et la nécessité de recherches complémentaires.

Remise en question du principe de spécificité

  • Le principe de spécificité suggère que les plus grands changements de force se produisent lorsque l'entraînement ressemble au test de force spécifique. 
  • Cependant, certaines études ont montré que l'entraînement excentrique seul entraînait des gains de force concentrique similaires à l'entraînement concentrique seul, allant à l'encontre du principe de spécificité.

Mécanismes moléculaires potentiels

  • Le modèle à trois filaments de la contraction musculaire (actine, myosine, titine) pourrait expliquer le rôle de la titine dans la transmission de la force lors des actions excentriques.
  • L'augmentation de la rigidité de la titine avec l'entraînement excentrique pourrait contribuer aux gains de force concentrique.

Mécanismes neuronaux potentiels

  • L'entraînement excentrique pourrait induire une augmentation de l'excitabilité corticale et une diminution de l'inhibition spinale, améliorant l'activation musculaire volontaire.
  • Les mécanismes neuronaux exacts restent à élucider.

Observations issues de la littérature isocinétique

  • L'entraînement excentrique isocinétique a montré de plus grandes augmentations de force concentrique que l'entraînement concentrique isocinétique.
  • Mais lorsque l'intensité et le volume étaient équivalents, les gains étaient similaires.


Nécessité de recherches complémentaires

  • Examiner l'impact de l'entraînement excentrique lorsque la phase concentrique est déjà maximalement chargée.
  • Comparer les adaptations entre entraînement concentrique-seulement et excentrique-seulement.

CONCLUSION

En conclusion, cette étude ouvre de nouvelles perspectives passionnantes sur le rôle de l'entraînement excentrique dans le développement de la force musculaire, remettant en cause les dogmes bien établis dans ce domaine. Ces résultats stimuleront sans aucun doute de futures recherches visant à mieux comprendre les adaptations neuromusculaires induites par les différentes modalités d'entraînement en résistance.

L'étude

Kataoka, R., Yamada, Y., Hammert, W. B., Song, J. S., Kassiano, W., Kang, A., & Loenneke, J. P. (2024). The Influence of Eccentric Muscle Actions on Concentric Muscle Strength: An Exception to the Principle of Specificity. International Journal of Strength and Conditioning. https://doi.org/10.47206/ijsc.v4i1.328